Un été n’est un été qu’une seule et unique fois
Toutes les suivantes, les étés se superposent aux résidus anciens
si bien que cet été n’est qu’une somme d’empreintes
Un vent chaud a été qui rappelle au souvenir toutes les chaleurs passées,
Et déjà je ne sais plus lequel souffle dans mon cou.
Ovide K.
Chaque été nous allions au Clos-Sérac, et chaque été c’était les mêmes jeux, les mêmes rôles, les mêmes scènes.
Nous retrouvions avec excitation les conversations mille fois rejouées et mille fois prétendues, et aussi le jardin, l’arbre, la pierre blanche de la maison, la chambre lys, les poutres, les trous de vers.
L’oncle affaissé dans le fauteuil aux mouches mortes, le nez dans le journal, prenait note des nouveautés de l’été. Nouveautés qui n’en étaient pas car comme les poutres ou comme le jardin, elles occupaient leurs places à elles dans la grande invariance des retrouvailles, été après été. Peu de feuilles au noyer, l’escalier qui craque, les taons voraces, c’est sec cette année.
Face à la porte, la margelle de la cheminée recueillait nos chaussures, alignées comme il se doit dans un ordre précis. Cette génuflexion nécessaire au déchaussement, chaque fois que nous passions la porte était l’expression de notre allégeance à la maison.
De la maison elle-même, nous en connaissions comme nos propres corps le dédale d’escaliers, les couloirs étroits comme des gouttières qui serpentaient entre les étages. En s’y engouffrant, on finissait toujours par pousser une porte de placard qui s’ouvrait sur un débarras, un cellier humide, ou la cuisine aux murs gras luisants où résidait l’oncle Beurre, voûté au-dessus d’un bouillon.
Les chambres, nombreuses, se succédaient à l’identique. Elles comprenaient chacune un lit, une commode, une fenêtre mangée aux vers donnant sur le jardin, des poutres apparentes, une ampoule nue. On ne les différenciait que par la couleur des murs : la chambre verte se reconnaissait à ses murs verts, la chambre bleue à ses murs bleus, la chambre rouge à son papier peint délavé. La chambre aux fleurs qu’occupaient les cousines faisait exception, elle seule avait des rideaux et un gros fauteuil. On y dormait d’un sommeil de pierre.
Le jardin était l’épicentre des chants, des jeux et des repas réglés à l’ombre de l’arbre unique qui seule protégeait du soleil assommant. Nous restions des heures entières attablés à buvoter les soupes pâteuses de l’oncle Beurre, à écouter les gloses de l’oncle aux mouches, à attendre surtout le moment où nous pourrions enfin jouer notre jeu à nous.
Lorsque la cloche du village sonnait, nous nous précipitions avec les cousines vers le muret en évitant soigneusement le massif dans lequel officiait l’oncle Bêche car les outils qu’il maniait griffaient davantage que les épines des massifs. Il fallait être furtif.
La raison d’être des étés successifs et des répétitions résidaient dans les jeux, et par-dessus tous, celui de la faille du muret, le véritable jeu parmi les jeux. Contorsionnés au pied du muret, nous palpions à l’aveuglette les parois familières où l’air était frais. Et, tels que nous les avions laissés l’été précédent et aussi loin que notre mémoire remonte, nous retrouvions le petit corps sec de la guêpe qui se balançait imperceptiblement et le clou pointé vers le ciel. Nos jambes mettaient un peu de temps à se réhabituer à la position inconfortable de guetteur, les genoux nus contre le gravier, les coudes soutenus par les mousses, les avant-bras griffés par la paroi. Face contre terre nous prenions la pose auprès du clou, l’index contre la pointe rouillée, sans ciller pour surveiller la guêpe pendue. C’était un jeu où l’on ne pouvait guère gagner mais il fallait tenir longtemps, le plus longtemps possible, pour que le temps s’arrête. Les cousines regardaient et reprenaient les mêmes messes basses de filles des années passées dans lesquelles nous imaginions des scénarios compliqués qui donnaient au jeu toute son intensité épique.
Le temps se suspendait jusqu’à ce que la cloche sonne l’heure de passer aux jeux de bienséance. Ceux-là étaient importants également, et leur raison d’être ne se discutait pas mais nous étions un peu fatigués quand il fallait rejoindre en silence les taillis, près du noyer mort où les cartes décidaient des gages et des pénitences. Nous y mobilisions toute notre application mais notre ardeur était moindre, notre esprit restait près de la guêpe, contre le clou.
Plus tard, lorsque la première étoile apparaissait, après que le feu fut allumé, les cousines choisissaient les chants de digestion, l’ordre des couplets et lançaient les harmonies. Autour de l’âtre, les guitares étaient sorties et leurs sons ne ressemblaient à aucun autre. Elles envoûtaient. Chaque note se prolongeait à l’infini dans l’air de la nuit, dissolvant le souvenir des ailleurs, des avenirs. L’hiver n’existera plus ululaient les voix suraiguës des cousines dans leurs chants-fumées. Dans ce jardin, l’herbe s’arrête de pousser, le vent de souffler, les étoiles demeurent. Derrière les yeux fermés, des images apparaissaient et c’était des pierres blanches, des cascades immobiles, des planètes annelées qui tournaient sur elles-mêmes. C’était une musique en-deçà du temps, qui prenait la chair et l’os avec elle. Les chants étaient repris en écho et répétés, longtemps, jusqu’à ce que les dernières braises s’éteignent.
***
Nous y revenons toujours au Clos-Sérac, été après été. Nous ne pouvons pas nous permettre d’abandonner les jeux malgré les changements que la vie du dehors nous impose.
Ces longs mois d’hiver perdent toute épaisseur sitôt la porte de la maison franchie et le salut à la cheminée. Ils sont avalés par l’implacabilité de la pierre blanche qui condense seule et elle seule toute existence. Comme chaque année, le travail épuisant débordera sur l’été. Il faudra noircir des dossiers, remplir des fiches en retard. Il nous faudra produire là où rien ne naît jamais. Produire au Clos c’est faire outrage à la maison qui veille à ce que rien ne change, à ce que tout se répète sans fin. Nous ne pourrons étaler notre travail au grand jour, il trahit comme une provocation l’existence de la vie extérieure. Menacerait les jeux. Personne ne souhaite bousculer l’équilibre de la maison. Surtout pas nous, nos nerfs sont trop fragiles. Il nous faudra donc opérer en cachette, la nuit, à l’abri des suspicions.
Chaque année nous étions donc pris dans ces forces contradictoires. La maison, le travail.
Nous avions pris l’habitude de charger dans nos valises des packs entiers de boissons énergisantes qui nous aidaient à tenir. Nous prenions soin de cacher les cannettes pleines dans le linge sale, et une fois vidées nous nous en débarrassions discrètement pour ne pas attirer l’attention. C’était une organisation car nous avions besoin d’une grande valise supplémentaire, mais au fil des années elle faisait partie de notre économie. Cette clandestinité nous épuisait.
Au Clos, les horaires sont réglés et les nuits courtes car les jeux et les chants se prolongent tard, aussi notre sommeil se voyait tragiquement raccourci des deux côtés. Nos nerfs en pâtissaient grandement. Et puis, la maison ne souffre que les visages reposés. Chaque matin, il fallait appliquer consciencieusement des crèmes anticernes et se remplir de café sans quoi surgissaient les inévitables questionnements.
Les questionnements de la maison sont sans interrogation, et ne nécessitent d’ailleurs aucune réponse, aucune réaction. Ils prennent la forme d’observations flottant dans l’air comme des ronds de fumée. Les cousines pouvaient faire remarquer la chaleur du matin et alors il fallait comprendre que nous n’avions pas vu le soleil se lever. Sur le goût de la confiture – nous n’y avions pas encore touché –, ou sur l’orfraie qui hurle la nuit – celui qui l’a entendu ne dormait assurément pas, et donc était occupé à autre chose.
Tout faire pour éviter les questionnements.
***
Cet été, les oncles l’ont annoncé, ce sera l’année des loirs.
Les loirs font partie des affaires de la maison depuis des temps immémoriaux. A eux seuls, ils sont son âme nocturne, sa respiration de sommeil. Nul ne les a jamais vus et n’a cherché à les voir, car ils évoluent dans un espace parallèle à l’intérieur de la maison. Ils habitent au sens le plus propre l’intérieur de la maison. Et pourtant nous les savons nombreux et actifs, ils parcourent ses os, sa chair de bois et de mousse isolante, font grincer ses parquets, résonner ses poutres. Sans eux, il serait impossible de dormir car l’air de la nuit serait dur et vide. Ils font partie des murs, au même titre que la cheminée ou le vieux piano. A ce titre, il n’est pas question de faire quoi que ce soit pour les chasser. Autant couper l’arbre mort. Ce sont des choses qu’on ne peut.
Cependant, un homme est venu de la ville et l’a dit aux oncles : « Les loirs sont des nuisibles, vous devriez vous en débarrasser. Ils creusent des galeries dans les charpentes et finiront par causer des catastrophes. »
Les oncles ont rétorqué que le Clos-Sérac accueille à bras ouverts toutes les créatures terrestres d’autant qu’à ce qu’on en dit, elles ont le poil doux. Mais l’homme de la ville a tapoté un recoin de mur, et il a fallu se rendre à l’évidence que les chairs s’effritaient, que l’os commençait à poindre. Il pourrait bientôt devenir nécessaire d’entreprendre des travaux de rénovation. Ce qui rendrait les cousines malades. Il a fallu discuter, débattre pour trancher ce qui serait le moins dommageable pour la maison.
On argumenta contre le meurtre des créatures du dieu. De mémoire humaine, le sang n’avait jamais été versé de bon gré dans la maison. Il s’agissait d’un interdit tacite car nul dans la maison ne le formulât jamais, mais un interdit malgré tout car ce qui n’a eu cours dans le passé n’adviendra pas dans le futur. Quiconque a habité ces murs le sait dans sa chair.
Il fut répondu que les mouches au même titre que les loirs sont des créatures du dieu et que nul ne s’offusque de leur holocauste été après été. Tous les sangs se valent. Tuons les loirs.
Un doute fut émis sur le fait que les mouches saignent.
—La lymphe ! S’emporta l’oncle aux rouilles. La lymphe n’est pas du sang !
L’oncle aux mouches mortes était bien placé pour faire la différence, il renchérit et expliqua que le souffle du dieu ne s’incarne pas avec la même intensité dans toutes ses créatures. Les loirs dans la biologie appartiennent à une branche cousine. Ils sont poilus et mamelus. Les oncles s’accordèrent là-dessus. Les mouches passe, mais les loirs non.
Ce faisant, les cousines ne s’arrêtaient pas de vomir. Sans discontinuer et dans les pièces les plus sensibles. La chambre aux fleurs était toute tachée, et leurs gémissements stridents couvraient les questionnements, les chants et les cloches du village. Les oncles achetèrent donc le poison. Des granulés blancs que les loirs grignoteraient avant que ceux-ci ne les grignotent à leur tour de l’intérieur.
Ce sera l’été des loirs.
***
Pour nous ce serait aussi l’année de l’enfant.
L’enfant est né en mai. Il est en bonne santé. De taille raisonnable. Ses premiers jours furent sans heurts.
Dès le mois suivant, il a fallu que la maison l’accueille. Qu’elle lui trouve une place. Les oncles l’annoncèrent d’emblée, les mains ouvertes : les murs le compteraient parmi les leurs. Aucun doute là-dessus, le Clos est de nature hospitalière.
— « Un accueil de droit » annoncèrent-ils. L’enfant trouverait sa place aux côtés de la haie retaillée et des massifs, de la cheminée et du noyer mort, ses pleurs s’ajouteront aux vocalises des pinsons, aux piétinements des loirs, au bourdonnement des taons, il sera un membre à part entière du Clos-Sérac.
Les cousines tolérèrent l’enfant à la condition était-il entendu que les horaires n’en soient pas changés, que l’application aux règles des jeux n’en soit pas perturbée.
Nous y veillerons cela va sans dire.
Il a d’abord fallu aménager la chambre. La chambre lys au papier peint crème. Nous avons fait en sorte de ne bouger que le strict minimum. On se contenterait de peu de place pour le berceau qui de toutes façons n’était pas large. Il a suffi de déplacer le lit de quelques centimètres sur le côté et de le glisser à gauche contre le mur mansardé. La valise des boissons contre la fenêtre, l’autre sous le lit. Ainsi, l’équilibre de la chambre était conservé et l’enfant n’aurait pas trop de lumière provenant du jardin, ce qui lui permettrait de dormir. Nous étions satisfaits de cette disposition.
Dans la journée, notre cœur retrouvait sa place auprès de la guêpe et du clou avec la même ferveur que les années précédentes. La faille du muret accueillait familièrement nos mains dans sa fraîcheur moussue. La nuque matraquée par le soleil brûlant ainsi que les règles le stipulent, les messes basses des cousines derrière nous sifflant comme une rumeur de ruisseau.
Dans les intervalles entre les jeux, nous nous faisions un devoir d’imprégner l’enfant des habitudes de la maison. Nous le nourrissions des fonds de soupes beurrées. Avec d’infinies précautions, nous lui faisions humer les massifs piquants. Nous mimions les gestes de bienséance et nous amusions à simuler des questionnements enfantins bien qu’il soit encore bien jeune pour cela, nous le savions. Ces entraînements le prépareraient mieux que tout à se fondre dans le métabolisme de la maison. En revanche, il était primordial de le laisser en dehors des jeux. Ceux-ci ne sauraient le regarder. Les jeux nous concernaient nous uniquement et les cousines également pour le rôle qu’elles y jouaient.
Il arrivait que l’enfant pleure, et alors il fallait prendre congé en s’excusant, s’exfiltrer ou bien, pendant les jeux du muret, lorsque notre présence était indispensable, le confier aux doigts des oncles.
Somme toute, en journée l’enfant s’adaptait miraculeusement au rythme de la maison, et elle-même ne semblait accuser aucun rejet. Il fallait s’en réjouir.
Le soir restait le moment critique de la journée. L’enfant ne pouvait plus être contenu en silence, il fallait le monter dans la chambre lys à l’heure où le soleil baissait. Il fallait le baigner, le bercer et alors seulement il finissait par s’endormir au moment où, depuis le jardin, nous entendions les chants de digestion commencer sans nous. Nous nous glissions hors de la chambre et reprenions discrètement notre place dans les harmonies.
***
Les nuits du Clos sont froides, et l’enfant prit froid. Il dort peu, il pleure beaucoup et sa respiration est mauvaise. Les berceuses, les onguents ne sont d’aucun secours, l’enfant malade pleure fort et longtemps. Il faut faire les cent pas dans la petite chambre pour le calmer, à grands renforts de boissons énergisantes qui nous font transpirer. Nous le couvrons de couvertures, nous le frictionnons. Il faut le moucher et ses hoquets redoublent. Nous tentons de rester calme, de laisser passer les crises, de ne pas ajouter de bruit au bruit. Attendre, maîtriser nos nerfs, tenter coûte que coûte de poursuivre le travail épuisant.
Telle était la teneur des nuits, jusqu’à celle-ci, perdue au milieu de toutes les autres.
L’état de l’enfant avait empiré. Ses lèvres avaient viré bleu, son visage comme un pâle halo autour de ses yeux brillants. Sa respiration bourdonnait. Un rayon de lune balayait la chambre lys, le lit et les dossiers, les fiches éparpillées. On entendit l’orfraie gémir au loin et subitement le sentiment d’une anomalie. Lentement, sans un froissement, l’enfant se dressait dans son berceau. Il flottait à quelques centimètres au-dessus de son matelas mais c’est surtout la gravité écarquillée de son regard qui nous poussa à interrompre nos calculs. Il nous fixait. Il nous vint l’envie de le secouer, de le faire redescendre à plat dans son berceau. Qu’il se remette à pleurer, mais que cesse l’aberration de l’enfant qui flotte et de son regard qui fige. Nous approchant de lui, nous le sentons qui se propage dans la pièce, sur notre peau, dans nos os. Et alors nous comprenons que ce regard n’appartient pas à la maison. C’est un regard d’ailleurs. Un regard qui traverse la pierre blanche. Qui court au-delà du muret et du jardin. Un regard qui plaide pour que passe le temps, que l’herbe pousse, que les saisons se succèdent. Ce regard nous supplie, et nos os comprennent. Nous prenons l’enfant dans nos bras, épongeons ses joues trempées. La lune disparaît derrière l’arbre du jardin et rapidement, l’enfant s’endort.
C’est le moment que choisirent les loirs pour se manifester.
Leur piétinement irrépressible grondait depuis l’intérieur des murs. Malgré les pièges ils continuaient de gratter, de frotter, de cavaler sous la charpente et ce son qui se rapproche fait partie de notre sommeil, mais pas de celui de l’enfant qui se réveilla en sursaut, toussa, hurla à la mort.
La nuit fut longue et froide et le matin nos visages d’insomnie durent essuyer les questionnements assassins.
***
Les nuits suivantes furent des répétitions du même cycle d’éveils et d’endormissements, c’était à croire que la maison l’avait adopté comme une habitude. La lune, l’orfraie, les caresses inutiles, l’épuisement et les loirs qui avaient toujours le dernier mot sur le sommeil de l’enfant. Peu à peu, au fil des pleurs et des questionnements, l’équilibre de la maison commençait à se fissurer.
A commencer par les jeux. Les gestes de bienséances pouvaient à la rigueur être modifiés –ornés prétextions-nous –, les gages devaient en revanche observer une certaine logique que nos nerfs peinaient à suivre. Nous rebattions les cartes, nous nous acquittions de pénitences chaque fois plus lourdes et nous essuyions des persifflages mérités.
Aussi et surtout, il devenait de plus en plus difficile de ne pas s’endormir au pied du muret. Il nous arrivait de laisser quelques secondes la guêpe sans surveillance, ou de laisser la pointe du clou nous piquer le doigt jusqu’au sang. Nous nous contorsionnions pour que cela ne se voit pas, mais nous le sentions, derrière nous les messes basses des cousines dans leur langue secrète devenaient venimeuses.
Les chants de digestion quant à eux se mirent à discorder. Les harmonies ne s’accordaient plus aux guitares envoûtantes. Au lieu des cascades et des pierres immobiles, les images qui apparaissaient derrière les paupières closes évoluaient dans le temps, se transformaient comme une course au ralenti. Les planètes oscillaient dangereusement comme des toupies. Les mélopées des cousines, plus aigües et pénétrantes que jamais échouaient à suspendre la succession des choses. Une brise commençait à souffler. Nous nous rassurions en pensant que ces images mouvantes n’avaient peut-être court que dans nos têtes seules, qu’elles n’étaient peut-être mises en mouvement que par les excès de boissons énergisantes trop sucrées qui nous atteignaient le cerveau. Nous nous doutions cependant que les oreilles sensibles des cousines avaient perçu elles aussi les modifications et d’une manière ou d’une autre, elles nous le reprocheraient.
***
Il fallait faire quelque chose contre les loirs. Tout était leur faute, et c’était manifeste, les pièges des oncles étaient peu efficaces. Les granules empoisonnés avaient été répandus et pourtant leur ardeur ne semblait pas faiblir. Au contraire, ils s’en donnaient à cœur joie nuit après nuit.
En inspectant la maison, nous nous rendîmes compte que les pièges étaient intacts. La plupart d’entre eux avaient été placés dans des recoins improbables, et d’autres n’avaient même pas été déballés de leur enveloppe de carton. Certes, les rongeurs pouvaient fort bien y accéder avec un peu de persévérance, mais il semblait tout de même que l’application à les éradiquer manquait de conviction.
Les oncles avaient le cœur doux. Ils s’étaient acquitté des poisons sans entrain, car aucun d’eux ne souhaitait que le sang soit versé. Notre cœur à nous également est doux, mais les intérêts de la maison sont hélas parfois contradictoires, et la décision avait été prise : il fallait tuer les loirs. Nous ne mentionnâmes pas les insomnies, ni la maladie de l’enfant, nous les avertîmes sur un ton de questionnement que les plaies de la maison allaient s’ouvrir davantage, révéler ce que les crépis sont censés masquer, ainsi que l’avait annoncé l’homme de la ville. La maison allait se retrouver bientôt à nu, ses entrailles exposées aux modifications les plus irréversibles. Nous pensions leur faire peur, mais nous nous trompions.
« Ne brusquons rien. Ils trouveront leur voie. Le moment venu. » répondirent-ils d’une même voix.
***
L’état de l’enfant ne s’améliorait pas, il toussait des glaires couleurs craie et depuis plusieurs jours sa fièvre ne baissait plus. Toutes les nuits, au cri de l’orfraie, il se redressait en flottant dans son berceau et nous suppliait en silence de mettre fin aux piétinements des loirs. Il lui fallait du calme, du silence.
A bas les loirs. Nous prîmes sur nous de bouger les pièges, d’ouvrir les paquets, de répandre les granules là où nous savions qu’ils circulaient. A bas les loirs.
La nuit même, alors que nous guettions l’activité souterraine entre les crises de l’enfant, les plâtres du faux-plafond se mirent à poudroyer. De l’autre côté des peintures, on y trépignait convulsivement. Nous pensions assister enfin à l’agonie des loirs. Nous les imaginions se tordre de douleur, cracher leurs intestins à moitié dissous par le poison, s’entre-dévorer pour soulager leur propre martyre, quelque part dans une gouttière. Chaque à-coup était un réconfort.
Soudain, dans un soubresaut plus violent, l’enveloppe de papier peint craqua dans un nuage de poussière, et furtivement, apparurent deux yeux rouges et méchants.
Ils nous dévisagèrent un instant et nous vîmes détaler une créature au poil sale et à la queue torsadée. Les piétinements qui suivirent nous indiquèrent qu’aucun poison n’arrêtera leurs courses démentes, qu’ils gagnaient du terrain sur la maison, sur le sommeil, sur l’enfant
La maison est implacable, sa résistance au changement à toute épreuve. L’été vacillait.
Le lendemain, les cousines avaient les yeux rougis et nous fûmes accueillis au saut du lit par des voix évasives :
— Il a fait froid cette nuit. Ce matin la rosée était blanche. L’été, c’est inhabituel.
En ces termes, le questionnement faisait un lien entre le lait et le dérangement des saisons. Les anomalies de la météo. Cette nuit avait été celle de trop. Le bruit, les pleurs, les cernes. L’équilibre perturbé par notre faute. Il n’y avait plus de doute sur le fait que nous devenions gênants. La maison nous le faisait savoir.
***
L’après-midi, sous le soleil moite, le clou émoussé ne piquait plus, et il fallut se rendre à l’évidence que la guêpe avait séché, elle allait bientôt se détacher et nous ne pourrions plus rien cacher. Le jeu se délitait affreusement. Les cousines avaient fini par déserter, et leur absence laissait béante la faille dans le muret. Le muret subitement n’était plus qu’une succession de trouées sans signification au milieu des pierres blanches. Les doigts inutiles et la face contre terre, nous restons seuls, mortifiés, à notre poste jusqu’à la nuit tombée. Nous manquâmes les jeux suivants, ainsi que les chants et le feu auxquels il aurait été inconvenant de paraître.
Cette nuit-là nos nerfs décidèrent de se déchirer à leur tour.
Les loirs courent, nous courrons avec eux. Sous le ciel noir, nous trépignons à la lune qui se cache, aux massifs urticants, au muret inviolable. L’arbre mort recueillit nos crachats. Dans la maison, nous nous répandons dans les couloirs intestins, dans les gouttières, les chambres, les poutres, les trous de vers. Nous couinons contre la pierre blanche, à travers les charpentes. Nous dévalons les escaliers à pas furtifs sans un craquement. Nous colonisons les étages, tous les étages et toutes les chambres en même temps. Nous pataugeons dans les restes gras de la cuisine, nous suivons les conduites, le pavillon noir de la cheminée, nous nous épanchons dans les gouttières. Nos innombrables pattes grouillent contre le plancher des débarras, la terre battue de la cave, les greniers. Nous infestons la maison comme une peste.
Depuis la porte entrebâillée de la chambre aux fleurs, les cousines nous observent faire. Leur regard brille.
Epuisés, nous nous agenouillons sur la margelle de la cheminée. Nous, créatures du dieu, hôtes de la maison, locataires à vie du Clos, la supplions de résoudre les déséquilibres mortifères, de restaurer la suspension de l’été alors que s’échappent de partout les discontinuités obscènes, que tout change terriblement.
Pour preuve de notre obligeance, nous sommes prêts au sacrifice : nous renoncerons au travail épuisant et absurde. Ce que nous aurions dû faire il y a longtemps.
Dans l’âtre de la cheminée, nous allumâmes un feu et nous y jetâmes fiches et dossiers, classeurs et tableaux. Qu’ils soient réduits en cendre et que leurs cendres se dispersent au-delà des murs et du jardin.
Nous faisons également le serment d’arrêter les boissons. Elles sont mauvaises pour les nerfs et empêchent de jouir pleinement de l’été. Perturbent les jeux. Dorénavant, les planètes annelées cesseront de tourner. Les nuits seront sans lune. Nous ferons corps avec la pierre. L’été n’aura plus de fin.
***
Au matin, le soleil est brûlant. Les questionnements sont taris. Les bourdonnements insectes sont familiers. Après les soupes, après les gloses et après la cloche, nous retrouvons notre poste sans faille au pied du muret. Le clou pointu comme jamais, le balancement imperceptible de la guêpe. L’air frais des mousses, les griffures aux coudes. L’excitation intacte au son des messes basses héroïques et leurs chuchotements mystérieux. Tout y est à nouveau.
La nuit précédente, comme toutes les nuits dans la chambre lys, les loirs avaient continué leurs rondes dans la graisse des murs. Au terme de notre course éperdue, consolés par la pierre et le feu, nous avions réduit les granules en poudre. Nous avions rempli le moindre trou, la moindre anfractuosité des murs. La chambre lys en fut tapissé. Les poutres, le parquet enduits en profondeur. L’air de la chambre avait l’odeur du poison. L’enfant avait cessé de pleurer, de flotter au-dessus de son berceau. Silencieux comme un mur. Et nous avions pu trouver le sommeil.