Un entracte

J’étais agacé par les moqueries du public néophyte en même temps que j’étais dégoûté de la standing ovation professionnelle qui suivit l’interprétation de cette pièce sans queue ni tête.

La glorifier m’exaspérait, s’en moquer me mettait mal à l’aise. Et je m’interdisais de n’en avoir aucun avis. Ne pas savoir quoi en penser était exclu.

« — C’était incroyable n’est-ce pas ! »

Ce « n’est-ce pas » qui transformait toute question en pression de surenchère c’était ma voisine de gauche qui l’avait prononcé alors que nous nous levions pour aller nous dégourdir les jambes. La barbe de son mari avait toutes les propriétés d’une figure de style – un soin évident avait été porté à conférer une subtile impression de désinvolture, de fausse négligence – et elle-même était l’air de rien, un visage étrangement peu compliqué. Elle donnait l’impression – le donnait-elle en vérité ? – de vouloir engager la conversation.

C’était l’entracte. Nos tympans venaient d’essuyer en plein après-midi d’été quarante-cinq minutes de la musique de Michel Gregorius. Mon premier instinct m’enjoignait plutôt à m’éloigner rapidement de toute foule et de retrouver d’urgence mon intégrité psycho-acoustique. Laisser mes cellules ciliées se refaire une santé, mais je me retrouvais face à ce « n’est-ce pas » impérieux devant lequel on ne peut fuir, sous peine d’être soupçonné d’être déjà sourd. Pire, de n’avoir pas d’avis sur le concert.

Il faut dire que je m’étais mis debout moi aussi lorsque Gregorius était venu saluer sur scène, car Gregorius est connu et apprécié. Il a l’air simple et bonhomme. J’avais suivi la salle car il est gênant de rester seul assis, je ne suis pas un contestataire, je vais surtout au concert pour qu’on ne remarque pas mon absence. Je me demandais si tout le monde autour de moi n’avait pas des raisons similaires car je ne comprenais pas comment cent soixante-dix personnes pouvaient, d’un même élan être aussi enthousiastes face à ce que mes oreilles de musicien aguerri n’avaient pu analyser autrement qu’en borborygmes complaisants. Au point de se lever pour applaudir. Une standing-ovation. Mais peut-être que non, peut-être que la dame et son mari barbu avaient sincèrement été touchés dans leur âme. Dans leur chair. Que ce concert les marquerait à vie. Bien qu’à la réflexion, ce « n’est-ce pas » était un peu suspect. Il dénotait une inquiétude. Appelait au secours la validation d’un expert, en espérant qu’elle soit conforme à l’avis général. Cela me fit sourire silencieusement. L’ironie généralisée me faisait sourire. Ce « n’est-ce pas » s’était retourné contre eux, ils avaient voulu me piéger en me forçant à me prononcer, à engager mon goût, mais ils s’étaient trahis ! Eux-mêmes étaient peut-être sourds, ou encore pire, has been. Je me retins de rire cruellement à haute voix et me contentai d’allonger légèrement le cou, d’écarquiller les yeux et de soupirer d’émotion :

— Oh, oui, c’était formidable.

Et eux, manifestement rassurés, de me sourire généreusement. Pourtant dans ce sourire barbu je ne pus m’empêcher de remarquer une lèvre innaturelle, un mouvement fugace qui ne pouvait être qu’artificiel et qui soulevait… quoi ? Ça avait fui un instant, mais en ma qualité d’expert rompu aux concerts, ça ne pouvait me tromper. Quelque chose d’ironique. Et je me repassai, inquiet, mon « formidable » et la façon dont je l’avais articulé, me pensant suffisamment discret dans ma condescendance. En avait-il filtré quelque chose ? Quelque chose d’indécis ? Était-il possible qu’ils aient lu dans un froncement mal contrôlé mon scepticisme à moi…me serais-je trahi moi-même, ma suffisance m’avait-elle débordé ? Je m’abîmais alors dans un gouffre honteux sans remarquer que Gaëtan m’avait tapé sur l’épaule.

— Salut mec’, me lança-t-il

Gaëtan est compositeur et nous sommes amis.

— Tu veux pas sortir cinq minutes, on s’entend pas avec tout ce monde. Ce gratin scandaleux qui est venu applaudir cette immonde bouse, cracha-t-il une fois sortis.

J’émergeais lentement, me réhabituant au souffle du vent sur ma peau.

Il exagérait, comme toujours.

— Cet entre-soi incestueux me dégoûte. Ce public famélique est le même à chaque concert, c’est pas de l’art c’est un club. Au lieu de golfer, on se rencontre au concert, les-uns-les-autres. On ferait mieux d’aller au golf, au moins on respire. Dans ces salles, qu’est-ce qu’on s’inflige…Pour pointer au club, pour une poignée de main, un sourire et espérer qu’au prochain concert ce sera nous sur scène et que nous à notre tour on rende la pareille. Des chaises tournantes. De l’inceste. Du vomi. 

Et moi je pensais que je l’avais vu se lever avec tout le monde, mais il a ses raisons.

— Gregorius c’est un imposteur, mais tout le monde fait comme s’il ne voyait rien. Les gens, c’est à croire qu’ils n’entendent rien. Ce mec, il n’a pas d’oreille. Il joue sur l’entourloupe, sur le malentendu. Tu comprends rien à sa musique, c’est de ta faute. Et dans le doute on le réinvite parce que à la limite il est assez sympa et qu’il fait des blagues marrantes quand il a bu. Mais ce qu’il fait, un gosse de dix ans avec un synthé en est capable. 

Je trouvais qu’il exagérait, comme d’habitude. Et que sa musique à lui, je n’y comprends pas grand-chose non plus. Il n’a pas complètement tort, mais un gosse de dix ans, je trouvais ça exagéré. C’est vrai que Gregorius c’est un peu bordélique, beaucoup de percussions très fortes dans tous les sens, mais quand même, si Gaëtan n’a rien compris à ce point c’est qu’il doit être un peu sourd. Et ça me fit sourire un peu. Mais pas physiquement. Je m’appliquai à regarder le sol, et conserver une face renfrognée, indignée.

— Scandaleux, cet argent public dilapidé par des magnats de l’enfumage musical. Avant-garde mon cul… 

Il continuait ainsi et moi, toujours un peu ébloui par le soleil qui frappait, tête dans le vague, moue courroucée, je repensais à cette barbe trop bien taillée – j’avais vu clair en son jeu – et l’hypocrisie de la question de sa femme qui voulait me piéger. Et à l’entendre, c’était à croire que tout le monde déteste Gregorius alors qu’il a l’air sympathique et bonhomme malgré tout avec ses favoris de patriarche et son gros ventre, et que Gaëtan lui, exagère et qu’il est franchement désagréable à tout critiquer quoiqu’il arrive. Aller à un concert avec lui, c’est savoir d’avance ce qu’il va en penser. C’est un jouisseur frustré qui ne s’est jamais avoué bander sur de la pop. Mais admettre avoir apprécié quelque chose, avec ces gens-là, c’est avouer ses propres faiblesses, tendre le bâton car le vrai musicien n’aime que sa propre musique et l’oreille la plus sûre critique toutes les autres. D’ailleurs, sa rhétorique est faible et redondante. Il se répète trop pour être sincère, c’est évident. Il n’ose pas avouer les limites de son analyse, ce sont ses frustrations qui parlent pour lui, tout chez lui n’est que frustration, frustration, frustration. Frustration. Et d’ailleurs je sais que toute cette diatribe n’est qu’un test. Un test pour moi. Pour me jauger. Pour voir l’air de rien comment je me situe. Musicalement. Esthétiquement. Politiquement. Ethiquement. Si je suis à ses yeux un être moral et si je condamne cette musique dégoûtante ou si je m’inféode à ce système corrompu. Mais, une nouvelle fois, je n’étais pas dupe, j’avais flairé le test ! Il n’y avait plus qu’à le déjouer et acquiescer, renforcer le froncement, serrer les poings, traîner les pieds.

Alors qu’on nous rappelait à l’intérieur pour la deuxième partie, Gaëtan s’était un peu calmé, relissant son petit bouc aux airs de poils pubiens pour se donner de la contenance. Nous saluâmes de concert Marguerite Desornières, qui dirige la prestigieuse T.I.F.. Elle nous jeta un œil distrait sans nous répondre, apparemment absorbée dans sa conversation avec le chef d’orchestre.

Nous regagnâmes la salle confinée et nos places respectives. Le mari se leva pour me laisser passer, sa lèvre supérieure toujours curieusement suspendue. Sa femme, le nez dans le programme leva un sourcil tordu – narquois, forcément narquois – que je décidais d’ignorer.

A ma droite, Déborah était telle que je l’avais laissée. Droite et silencieuse. Elle n’avait pas bougé, comme figée dans cette expression de concentration patiente. Elle était droite et muette, et c’était plus fort que moi, il fallait que je rompe le silence.

Tandis que les lumières baissaient et que les sept percussionnistes revenaient sur scène sous les vivats, je redressais mes lunettes, réarrangeais ma moustache naissante et lui glissais un sourire sincère :

 — Bonne fin de concert, Déborah.